Elle remarqua le pseudo-saint homme.
Croyez-vous, me demanda-t-elle, qu'il soit réellement en état de samâdhi ?
J'en doute fortement, répondis-je.
Cependant..., insista la dame contrariée de renoncer à l'illusion d'avoir contemplé un yoguin en extase. Cependant, comment peut-on savoir...
Ce n'est pas difficile, répliquai-je, une idée malicieuse m'étant venue en voyant la sébille placée à côté du sadhou pour recevoir les aumônes des passants.
J'emmenai la touriste à quelque distance de la hutte du sadhou et, là, j'avisai un gamin déguenillé et l'appelai.
—Veux-tu gagner une roupie ? lui demandai-je. Les yeux subitement écarquillés du garçon me servirent de réponse.
« Ecoute, lui dis-je, tu vas aller près du sadhou que tu vois couché là-bas. Il a près de lui un petit bol dans lequel les passants ont mis de l'argent, tu vas mettre ta main dans le bol et y prendre quelque monnaie, puis tu feras semblant de t'enfuir avec l'argent.
« Comprends bien, je ne veux pas que tu voles le sadhou, nous lui rendrons ce que tu auras pris. Je veux seulement m'amuser. Tu auras une roupie si tu es adroit. »
Quelle aubaine pour ce petit mendiant, il en riait de plaisir ! Et le voilà parti.
Nous n'eûmes pas à attendre longtemps l'effet qu'il produisit. Il n'eut pas aussitôt étendu sa petite patte crasseuse que le sadhou se leva d'un bond et avant que le « voleur » ait pu toucher la sébille, le « saint homme », subitement sorti de sa méditation et proférant une série de jurons, se disposa à le saisir.
Le garnement ne dut qu'à son agilité de lui échapper. Cette fois, les badauds dont la rue était pleine rirent de bon cœur. Je déposai quelque monnaie dans la sébille du « saint homme » pour apaiser son ire et au garçon qui me guettait un peu plus loin je remis la roupie promise.
La dame étrangère paraissait quelque peu navrée de sa déception. Cette expérience ne la guérit pas de sa curiosité concernant les yoguins.
Nous étions de bonnes amies et, pour lui être agréable, je la promenai à travers la ville en quête de sadhous particulièrement pittoresques.
Elle avait entendu parler de ceux qui demeurent couchés sur un lit hérissé de longues pointes de clous. Ce lit consiste généralement en une forte planche supportée par des pieds. Dans la planche on a enfoncé, en rangées serrées, de longs clous dont la pointe dépasse le bois de huit à dix centimètres. Enfin, j'appris qu'un ascète, dont la spécialité était de s'étendre sur ce genre de couche, demeurait sur une petite place voisine de la mosquée d'Aurengzeb. Il y enseignait, disait-on, quelques disciples qui s'assemblaient autour de son lit clouté.
Quand mon amie en fut informée elle ne se tint plus d'impatience, nous devions aller voir ce saddhou. J'y consentis volontiers et, souhaitant causer avec le « saint homme » je crus préférable de choisir pour me rendre près de lui, le milieu de la journée où vraisemblablement il serait seul, ses prédications ayant lieu dans la soirée. Je ne réussis que trop bien. Non seulement les disciples ne se trouvaient point là, mais leur gourou était absent. Un seul fidèle gardait le lit de torture placé sous un auvent. Il nous dit que son maître ne tarderait pas à revenir et reprendrait sa place.
— Ne te chagrine pas, lui dis-je, si tu tiens vraiment à voir quelqu'un couché sur des clous, je puis te montrer cela. Lorsqu'on a vécu pendant de nombreuses années dans l'Inde et que l'on s'y est intéressé aux pratiques des yogas physiques, l'on n'est pas sans avoir appris à effectuer certains exercices bizarres.
— Regarde, dis-je à la curieuse. J'enlevai mon sâri de mousseline, l'espèce de toge dans laquelle les Indiennes se drapent, et ne conservai qu'un mince pantalon et une veste légère, puis je m'étendis de tout mon long sur les pointes des clous.
De là, je continuai à causer avec mon amie terrifiée.
Le pire, ou le plus amusant de l'aventure, fut que, tandis que je conversais ainsi, nous entendîmes, venant d'une ruelle qui débouchait sur la place, la voix d'un guide promenant des touristes.
—Ladies and gentlemen, clamait-ii en anglais, vous allez voir le célèbre fakir qui pratique l'austérité inouïe de demeurer couché sur les pointes acérées d'un lit de clous. Son boniment s'achevait à peine quand le peloton des touristes fît irruption près de l'auvent sous lequel je me trouvais.
Ebahissement générai. Guide et touristes demeuraient muets, médusés.
— How do you do, dis-je et je continuai en anglais. Il fait plutôt chaud à Bénarès n'est-ce pas ? Je ne suis pas le fakir, cela se voit. Il va revenir ; je me reposais à l'ombre tandis que sa place était vacante. Sur ce, je me levai lentement. Quelques-uns des étrangers, trop abasourdis pour dire un mot, s'en vinrent inspecter les clous et s'écorchèrent les doigts, car les clous n'étaient nullement truqués, mais bel et bien pointus.
«— Vous avez vu quelque chose de bien plus étonnant qu'un fakir, dis-je alors aux touristes, vous avez vu une Parisienne couchée sur un lit de clous, c'est plus rare. Soyez donc généreux envers le sadhou qui va revenir, donnez quelque monnaie à son disciple que voilà, il la lui remettra.
Je me redrapai dans mon sâri et je m'en allai. Mes lecteurs me trouveront certainement peu sérieuse, mais il n'est guère possible, même en Inde, de demeurer continuellement plongé dans de profondes méditations philosophiques. Du reste, parmi tant de choses merveilleuses que l'Inde nous enseigne, la moindre n'est pas que l'on peut découvrir un sens philosophique dans les actes les plus saugrenus.
Extrait de L'Inde où j'ai vécu
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