lundi 17 février 2014

Alexandra David Neel : Anicca ! Tout est impermanent

 
De-Chen Ashram, 25 janvier 1916

Les jeunes garçons sont partis ce matin descendant mon courrier et, cet après-midi, sont arrivés deux lamas qui montaient les courriers précédemment arrivés. Le peignoir que tu m'as envoyé faisait partie du ballot. Je suis enchantée de l'avoir. La douane me réclame Rs 2/4, ce qui fait environ 3,80 frs. Ce n'est pas excessif et je les paie avec plaisir, tout heureuse de retrouver ce chaud vêtement, le pareil n'était guère possible à se procurer dans l'Inde.


De revoir ce kimono m'a causé une certaine émotion. Je me suis instantanément retrouvée rue Abb'el Wahab dans le grand salon, j'allais me mettre au piano, toi tu partais à ton bureau et venais me dire au revoir... Pourquoi ces circonstances, plutôt que d'autres également familières ? Je ne sais. La mémoire des cellules est chose étrange et mystérieuse ! Loin, tout cela, fini... La « belle grosse maison » est à d'autres... Mouchy installé dans un décor qui m'est inconnu. Ah ! je n'ai pas la sotte vanité de me faire plus forte, plus détachée de tout que je ne le suis ; ces souvenirs m'ont serré le cœur et je suis restée là, un long moment, le peignoir entre les mains presque prête à pleurer... Tu diras : c'est ta faute, pourquoi as-tu volontairement tout quitté ? Mais non, très cher ce n'est pas ma faute. D'abord on ne fait rien volontairement.

Je lisais l'autre jour, en tibétain, dans l'histoire de Milarepa, son départ de chez son maître, son Guru comme on dit dans l'Inde. Il est demeuré auprès de lui huit années durant lesquelles il a été initié à toutes les doctrines connues du grand Marpa, un philosophe et un érudit linguiste. Et puis il a eu un rêve, il a vu sa mère morte, la maison paternelle en ruine, sa sœur réduite à la mendicité. Il n'y tient plus, tous ses souvenirs d'enfance longtemps endormis sont réveillés, il veut partir, revoir les siens. Marpa, prophétiquement, lui dit : « C'est bien, pars, mais nous ne nous reverrons jamais. » Le jour du départ arrive. Milarepa vénère jusqu'à l'adoration le maître qu'il quitte. Le long de la route il taxe sa conduite de folie, il veut revenir sur ses pas, il pleure, son cœur est déchiré, mais en même temps il poursuit son chemin. La silhouette de Marpa, au sommet de la montagne jusqu'à laquelle il avait accompagné son disciple favori, se fait plus petite, plus imprécise ; au détour du sentier Milarepa cesse de l'apercevoir et son âme saigne dans toutes les affres d'une agonie morale torturante, mais ses pieds marchent, l'emportent vers son destin en dépit de lui-même...

Milarepa n'était pas un médiocre poète ni un conteur banal. La scène décrite par lui est poignante en dépit de la langue peu sonore, peu vibrante dans laquelle il la narre. Je rêvais en lisant cela... C'est l'éternelle histoire de tous. C'est l'inéluctable destin aussi. On dit : ah ! si je n'étais pas parti, si je n'avais pas ouvert la main et laissé échapper ce qu'elle tenait, si je n'avais pas renoncé ! Eh ! bien, si l'on n'était pas parti, les choses seraient parties, si l'on n'avait pas ouvert la main, ce que l'on y tenait serré, comme le sable fin des dunes, se serait échappé entre nos doigts vainement crispés. Si l'on n'avait pas renoncé, les autres, êtres ou choses, auraient renoncé à nous. L'eau du torrent coule, coule, les mondes tournent, tout se meut, tout passe, tout se transforme ; l'immobilité, la stabilité sont rêves de fous. Anicca ! Sabbe sankhârâ annica, a dit le Bouddha : Tout est impermanent. Il faut se résigner à cette loi ou bien passer au-delà d'elle, mais elle signifie passer au-delà du monde, au-delà de la vie et de la mort, au-delà de l'illusion du « Moi ».
Il y a bien des pensées dans un kimono, n'est-ce pas mon bien cher !


Extrait de Correspondance avec son mari